Tunisie : Comment sauver les acquis d’une révolution aujourd’hui menacée ?

Publié le : , par  Guillaume Bertrand
Abdelwahed Mokni accueilli à la Maison des Droits de l’Homme pour une rencontre avec les militants associatifs - Limoges - 14 janvier 2013.

La Maison des Droits de l’Homme recevait dans ses locaux à Limoges, Lundi 14 janvier, Abdelwahed Mokni, historien en Tunisie et engagé au sein de l’association Vérité et Justice en Tunisie. Il était en visite en France pour participer à un colloque à l’Assemblée Nationale à Paris le 12 janvier 2013 sur les crimes impunis de la période coloniale au Maghreb.

A la MDH, il a présenté son dernier livre sur Farhat Hached, fondateur de la principale centrale syndicale tunisienne (UGTT). Puis il est intervenu longuement pour décrire la situation actuelle de son pays, deux ans jour pour jour après le renversement du régime de Ben Ali et plus de deux mois avant le prochain Forum Social Mondial qui doit se tenir à Tunis du 26 au 30 mars.

Farhat Hached un symbole de l’histoire sociale de la Tunisie

Abdelwahed Mokni a en premier lieu détaillé ce que fut la vie de Farhat Hachad, celle d’un militant qui s’est impliqué à la fois dans le syndicalisme, la vie politique et associative de son pays. Dans la période d’entre les deux guerres mondiales, il s’engagera au sein de la CGT et prendra peu à peu de plus en plus de responsabilités. Il s’impliquera, par la suite, dans la lutte en faveur de l’indépendance de la Tunisie y compris dans la lutte armée contre la colonisation. Il sera un des fondateurs de l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail) qui est encore aujourd’hui la plus grande centrale syndicale du pays. En 1952, il sera assassiné par ce que l’on appelle la « Main rouge » très liée dans cette période avec le SDECE. Ainsi Farhat Hached constitue dans son pays un symbole des luttes sociales, de la défense des droits de l’Homme et de la démocratie. La mémoire de ce qu’il fut sera d’ailleurs pas mal oubliée dans la période de Ben Ali au même titre que sera négligé l’apprentissage des sciences humaines ou de ce qui compose la mémoire sociale du pays.

La Tunisie aujourd’hui

La Tunisie compte 11 millions d’habitants avec 80% de la population qui est alphabétisée et 70 % de citadins. On dénombre près d’un million de chômeurs, le travail dans les secteurs informels concerne 40% de la population. Actuellement, le pays connait une grave crise économique et sociale avec une activité touristique qui a chuté de 50% depuis la révolution.

Il y a deux ans, la révolution fut en premier lieu sociale avec des soulèvements qui se sont d’abord produits en relation avec les difficultés économiques et les injustices sociales vécues par la population. Elle deviendra par la suite politique avec des revendications qui se sont développées autour de la question des droits de l’Homme et de la démocratie.

Après la chute du régime, très vite l’idée est venue de s’engager dans un processus de création d’une nouvelle constitution. La première étape de ce processus fut l’élection de l’Assemblée constituante le 23 octobre 2011. Malheureusement, la campagne s’est faite beaucoup sur des questions identitaires qui ont contribué à amener une opposition forte entre les courants qui se réclament de l’Islam d’une part et ceux qui défendent la laïcité d’autre part. A cela s’est rajoutée une division importante des forces laïques alors qu’Ennahda était bien mieux structurée et bénéficiait de financements de pays étrangers comme le Qatar.

C’est finalement le mouvement Ennahda d’orientation islamiste qui l’a emporté avec une majorité relative de 41 % des voix. Deux autres partis se sont engagés à former une coalition avec eux. Cependant, malgré la présidence de Moncef Marzouki, issu du Parti du Congrés pour la République, Ennahda imposera très clairement sa politique en s’emparant à lui seul des postes clef d’un gouvernement pléthorique de 82 membres. Dans le fonctionnement de ce pouvoir, on relève peu à peu des caractéristiques qui peuvent faire penser à l’ancien régime de Ben Ali comme la tendance à l’oligarchie, le népotisme ou la corruption.

Plus grave encore, les forces réactionnaires sont désormais majoritaires au sein du parti Ennahda. Cet état de fait a conduit le gouvernement à jouer la carte du salafisme en reprenant certaines de leur thèses tout en se défendant de ne pas vouloir imposer la charia. Jusqu’à présent, on constate que le pouvoir a fait preuve d’une certaine clémence face aux mouvances intégristes dont certaines sont impliquées jusque dans le trafic d’armes ou de la drogue. On a assisté à une aggravation très nette de la situation sécuritaire dans le pays où les salafistes contrôlent plus de 150 mosquées. Il y a les agressions faites pour imposer des pratiques régressives à l’ensemble de population et notamment pour les femmes. Certains de ces intégristes vont jusqu’à détruire les mausolées pour imposer leur religion et tenter de gommer la mémoire du pays. L’attaque subie par l’Ambassade des Etats Unis de la part des salafistes le 14 septembre 2012 a d’ailleurs marqué un certain coup d’arrêt dans la confiance que portait l’administration d’Obama pour l’actuel gouvernement tunisien.

Désormais, dans le pays, nous assistons de plus en plus à une montée des tensions au sein de la société qui font peser des menaces sérieuses sur les acquis de la révolution. Il y a cette pression qui s’exerce de plus en plus sur la remise en cause des libertés publiques, le renforcement du contrôle des médias ou les agressions de militants. On peut aussi déplorer l’existence de ces milices appelées « Comités pour la défense de révolution » et dont les pratiques peuvent rappeler celles qui avaient cours sous le régime de Ben Ali.

Comment sauver la révolution ?

Face à cela, un sentiment de frustration général monte dans la population qui ressemble à la même situation qui avait provoquée la chute du régime de Ben Ali telle que la misère sociale et la montée du chômage que l’actuel gouvernement ne semble pas pouvoir résoudre, bien au contraire ! Dans ce contexte de tensions et de violences à l’encontre des mouvements sociaux, l’UGTT a menacé le gouvernement d’une grève générale, ce qui amené celui-ci à faire quelques concessions telle que la création d’une commission d’enquête. Il faut dire que la dernière grève générale lancée par l’UGTT avait eu pour conséquence la chute du régime de Ben Ali. Le principal enjeu à venir est bien celui des élections qui doivent se tenir prochainement et que le pouvoir tente de repousser le plus loin possible conscient d’un certain désenchantement qui monte dans le pays.

Pour conclure, Abdelwahed Mokni a souligné l’importance de pays comme la France et l’Algérie qui, par leur lien historique avec la Tunisie, ont la possibilité de faire pression sur le gouvernement pour le respect de la démocratie et des droits de l’Homme. Il a aussi souligné l’importance de l’union de toutes les forces démocratiques et progressistes pour constituer un véritable espoir pour le pays. Le prochain Forum Social Mondial peut constituer une occasion d’attirer l’attention du monde et d’amener un soutien nécessaire pour défendre les forces démocratiques. Il faut se rendre compte que si la situation continue à trop se dégrader, l’échec de la révolution tunisienne pourrait amener des conséquences négatives pour bien des peuples qui aujourd’hui dans le monde sont en lutte pour leurs droits.

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