L’état d’urgence ne doit pas devenir la norme

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La réactivation à la mi-octobre de l’état d’urgence sanitaire prévu par la loi du 23 mars 2020 réinterroge l’état de droit dans notre pays. Depuis les attentats djihadistes de Paris et St Denis à l’automne 2015, la France aura vécu la majeure partie du temps sous l’empire d’un état d’exception.

Nous livrons au débat deux réactions publiées par le journal Le Monde le 24 octobre, celle du Président de la CNCDH [1], Jean Marie Burguburu et celle de la Défenseure des droits [2], Claire Hédon.

Sans remettre en cause la nécessité de recourir à des mesures exceptionnelles pour protéger la population, Jean Marie Burguburu, met en garde contre la banalisation de l’état d’exception. « En temps de paix, la République n’a jamais connu une telle restriction des libertés. La banalisation de mesures restrictives des libertés n’est pas admissible. L’urgence ne peut pas être un état permanent. L’état d’urgence distille une forme de poison démocratique, dangereux pour ceux qui la reçoivent comme pour ceux qui la donnent. Il laisse des traces, on n’en sort jamais comme on y est entré, la situation juridique et administrative est modifiée par l’état d’urgence, même quand il y est mis fin ».

Pour JM Burguburu, au moins 3 libertés fondamentales sont mises en cause, la liberté d’aller et de venir, la liberté de réunion et celle qui en découle, la liberté de manifestation.

Il se refuse pour autant « à prêcher pour la désobéissance civile ». « Ce n’est pas agréable, mais il faut respecter ces mesures. L’enjeu sanitaire est grave ( …), mais la vraie question est de savoir si cela va être efficace ».

Il souligne que le Gouvernement avait une alternative « en utilisant l’article 3131-1 du Code de santé publique qui permet de prendre des mesures très fortes. Il prévoit que, « en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence », c’est bien la situation, « notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population ». Cela donnait un pouvoir très fort au ministre de la santé. Et si cela ne suffisait pas, alors on pouvait envisager de franchir une autre étape ».

Il regrette que la CNCDH n’ait pas été consultée. « Nous n’avons pas été consultés pour le premier état d’urgence sanitaire, et pas davantage pour le second. Pour la fameuse application Stop-Covid, le gouvernement a consulté la CNIL et le Conseil national du numérique, mais pas la CNCDH qui aurait examiné ce projet avec le prisme des droits de l’homme ».

« Nous nous sommes donc autosaisis (poursuit- il) et avons conclu que Stop-Covid est attentatoire aux droits de l’homme. Je rappelle qu’une restriction des libertés ne peut être conforme à la Constitution qu’à la triple condition que la mesure soit nécessaire, adaptée et proportionnée. Malgré le caractère volontaire du téléchargement de l’application, on met le doigt dans l’engrenage de la surveillance numérique des individus ».

Pour Claire Hédon, « il est clair que la situation de crise exceptionnelle que nous traversons suppose des mesures exceptionnelles », néanmoins elle « s’inquiète de ce que la nécessité de protéger en toutes circonstances nos droits et libertés, et de renforcer nos services publics, ne fasse pas l’objet d’un débat public approfondi ».

Elle en appelle donc « à un accroissement des espaces de délibération et des outils de contrôle démocratique et judiciaire sur la portée et les conséquences de mesures prises dans l’urgence, et dont l’insensible pérennisation est à l’évidence un risque ».

Pour elle, « Le contrôle parlementaire devrait être accéléré et renforcé pour tenir compte du caractère exceptionnel de la période que nous traversons ». Il est légitime de se demander si la mesure de couvre-feu « est, de par sa généralité, la plus adéquate, considérant l’ampleur de l’atteinte aux libertés qu’elle implique »

Elle poursuit « il me semble qu’en aucun cas le Parlement ne devrait se dessaisir de sa mission, en autorisant le pouvoir exécutif à prendre par ordonnances des mesures nouvelles ou à perpétuer sans limite dans le temps les mesures déjà en place. Les textes relatifs à l’état d’urgence doivent également faire toute sa place au contrôle par le juge des mesures individuelles portant atteinte aux droits des personnes, notamment les personnes âgées, détenues ou retenues ».

Elle conclut sa tribune en considérant « qu’à l’heure où il est de plus en plus probable que nous devrons apprendre à vivre avec le virus pendant une longue période, il est nécessaire de construire des réponses adaptées, durables, respectueuses des libertés, en sortant du diktat de l’urgence. Cela suppose, encore une fois, un débat ouvert, impliquant l’ensemble de la société. J’y prendrai toute ma part, afin que ne soient oubliés ni les droits fondamentaux ni les personnes vulnérables ».

[1Fondée en 1947 à l’initiative de René Cassin, le rapporteur du projet qui allait devenir la DUDH (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme) de l’ONU, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) est une autorité administrative indépendante dotée d’une mission de conseil auprès des décideurs publics en matière de droits de l’Homme et de droit humanitaire international. JM Burguburu en est le Président depuis le mois de février.

[2Créée par la révision constitutionnelle de 2008, l’institution du Défenseur des droits est chargée de défendre les droits des citoyens face aux administrations mais aussi de la promotion des droits de l’enfant, de la lutte contre les discriminations et du respect de la déontologie des activités de sécurité. Claire Hédon, ancienne présidente d’ATD Quart Monde, a remplacé Jacques Toubon à ce poste en juillet dernier.

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