Mercredi 25 mars, au Forum Social Mondial de Tunis, le Forum Social Maghrébin proposait une table ronde sur le thème "Le mouvement alter-mondialiste à la lumière des révolutions et mutations vécues par la région et le monde durant ces quatre dernières années". Les deux principaux intervenants à la tribune étaient Abdeljelil Bédoui syndicaliste et économiste de Tunisie ainsi que Kamal Lahbib du Forum des alternatives Maroc et membre fondateur du Forum Vérité et Justice. Il fut notamment question de montrer, pour la région du Maghreb, les méfaits du modèle néo-libéral, de voir les dangers que représente la tentation aux replis identitaires et la nécessité d’innover en matière de démocratie.
Abdeljelil Bédoui est intervenu pour montrer à quel point le modèle économique imposé à la Tunisie a largement contribué à la dégradation de la situation et constitue encore une menace pour le fragile processus démocratique en cours.
Alors que la Tunisie était saluée pour son exemplarité économique par bon nombre d’acteurs occidentaux, le peuple s’est révolté pour dénoncer les inégalités sociales, la corruption, les violations des droits de l’Homme et a renversé le régime autoritaire de Ben Ali. Parallèlement, en Europe, une certaine dénonciation de ces choix néo-libéraux a commencé à monter en Grèce et la montée des mouvements d’indignés dans plusieurs pays. Au cœur du débat, se trouvent bien ces cures d’austérité qui sont imposées aux peuples, basées sur la réduction de la dette et la privatisation à outrance des services publics.
Si l’Algérie est un cas particulier avec un modèle économique basé sur la rente pétrolière, au Maghreb, on rencontre globalement les mêmes éléments de l’échec du modèle de développement qui nous a été imposé.
Les conséquences dévastatrices du modèle néo-libéral appliqué aux pays du Maghreb
– Le modèle néo-libéral a accordé une priorité à la croissance au détriment du développement humain, il a renoncé implicitement à favoriser une logique de rattrapage au nom de la réciprocité à travers divers accords comme celui de libre échange entre les deux rives de la méditerranée tels les Accords de Barcelone : réciprocité économique, renoncement à des accords préférentiels. La logique de rattrapage a été remplacée par celle de convergence (via la logique marchande)
– Le Financement de l’équilibre macro économique a été privilégié au détriment des équilibres réels (équilibres entre catégories sociales, générationnelles, aménagement du territoire). L’augmentation de la croissance était censée réduire le chômage ce qui ne s’est pas produit.
– La priorité a été accordée aux exportations au détriment de la demande locale. Le statut et le rôle des emplois et des salaires ont été profondément modifiés. Avec l’adoption des choix néo-libéraux, les emplois et les salaires ont été désignés comme des barrières à l’économie. Les politiques ainsi mis en oeuvre ont conduit au chômage, à la précarisation, à l’exploitation des travailleurs et à l’augmentation des inégalités.
– Les secteurs moteurs de l’économie ont été désignés par les investisseurs : Il s’agit de l’exploitation des ressources minières, de l’utilisation du soleil et des plages à des fins touristiques et de bien d’autres activités de services délocalisables dans des secteurs ayant recours à des emplois peu qualifiés, mal rémunérés et sur exploités.Parallèlement, le système éducatif a généré des masses de diplômés qui ne trouveront pas d’emploi face à un marché en recherche de travailleurs peu qualifiés. Il faut dire que ce type de développement a favorisé la croissance économique des régions situées sur le littoral au détriment des régions de l’intérieur.
– Ce modèle va favoriser le désengagement de l’État au profit du secteur marchand (offre et la demande solvable de préférence pour l’acquisition des biens et des services). Ce désengagement de l’État va aboutir à la renonciation de deux leviers de la politique économique volontariste. Il n’y a plus de politiques industrielle et agricole. Ce premier abandon s’est fait soit disant au nom de la neutralité de l’État. Le deuxième abandon a été celui de la suppression des politiques de redistribution de revenus, de la réduction des politiques d’accompagnement qui se limitent vraiment aux personnes les plus défavorisées. Nous avons assisté à l’aggravation des inégalités sociales et régionales.
– La compétitivité et l’attractivité vont s’accompagner de politique de dumping sur tous les plans : Ce dumping social va se traduire par la révision en 94 et 96 en Tunisie du code du travail pour donner plus de flexibilité. Il y a en Tunisie 44 % des travailleurs occupés sans contrat de travail et 12 % en CDD. Il y a une extension très forte de la précarité de l’emploi qui va affecter les travailleurs et un épuisement de ces gens là. Le dumping commercial va se développer dans l’hôtellerie, l’habillement. Les travailleurs sont épuisés par la précarité, les entreprises sont épuisées par la compétitivité et la baisse des prix. Le dumping financier par les banques se traduit par le développement des créances douteuses. Des banques deviennent plus exigeantes au détriment des petites et moyennes entreprises. L’État se livre au dumping fiscal ce qui conduit à un manque à gagner et des difficultés de l’état à remplir son rôle. Le dumping est aussi environnemental : On est moins regardant afin d’attirer des investisseurs sur l’exploitation des ressources naturelles.
Tout cela conduit à une situation désastreuse qui rend important la construction d’ un modèle alternatif.
Que faire sur le plan politique ?
Kamal Lahbib pose d’entrée de jeu la question "Que s’est-il passé depuis quatre ans ?" Suite à la chute du pouvoir tunisien, dans tout le Maghreb les populations ont cru que la révolution était à portée de main. Cependant, la révolution n’a pas abouti aussi bien au Maroc, en Algérie, qu’en Mauritanie, malgré des suicides directement inspirés de celui de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid et déclencheur des évènements de Tunisie.
Il faut voir que la perception qu’a l’occident de ce qui s’est passé dans le Maghreb ou même en Egypte s’avère particulièrement erronée. Il y a le concept de monde arabe qui est une déformation d’une réalité et d’une négation de la diversité. Le panarabisme a été le fondement idéologique qui a servi à l’élaboration de dictatures avec des régimes qui s’avéreront les plus sanguinaires. Lorsque l’on parle de monde arabo-musulman, cela revient à exclure de l’Islam tous ceux qui ne sont pas arabes. Réciproquement, nier l’existence des arabes revient à exclure ceux qui ne sont pas musulmans comme par exemple les chrétiens d’Orient.
Toutes ces interprétations et situations sont de nature à produire des conflits identitaires, les luttes servent à exister.
Le second point est que l’Occident s’est empressé de parler d’un réveil de la Tunisie comme si la Tunisie, et plus généralement l’ensemble du Maghreb, aurait été dans une sorte de sommeil politique profond. C’est ainsi nier qu’existaient des luttes sociales et des revendications pour lesquels les Etats occidentaux ont choisi d’invoquer une certaine cécité.
C’est la société civile et le mouvement social qui ont su mener des batailles acharnées pendant que les état européens ont fermé les yeux sur toutes les formes de violations des droits de l’homme. Le principal problème est la difficulté que nous avons d’instaurer un système politique qui permette une participation large de la population. Le système électoral conduit trop souvent à une usurpation de la volonté des peuples et finalement le système se retrouve perverti et conduit vers des impasses.
L’exemple de la victoire du FIS en Algérie, du Hamas en Palestine, des Frères Musulmans en Egypte qui ont remporté les élections pose la difficile question de savoir si en tant que démocrate on accepte les résultats électoraux quelles qu’en soient les conséquences ? La démocratie de délégation apparaît dans bien des cas réellement inopérante.
Quels rôles pour la société civile ?
Dans un contexte régional aussi difficile, Kamal Lahbib évoque dans la seconde partie de son intervention différentes pistes dans lesquelles la société civile du Maghreb est engagée : Il y a l’idée de défendre la régionalisation du Maghreb qui permettrait de dépasser le cadre des Etats et les blocages politiques qui y sont liés. Les clivages politiques bloquent très souvent des convergences qui pourraient s’opérer pour défendre des questions comme celle de l’équilibre entre les régions ou de traiter plus sereinement la question de certains conflits.
Face au chaos libyen, le militarisme du pouvoir égyptien, la guerre civile en Syrie et la montée des intégrismes contre lesquels il faut lutter, la société civile est confrontée à de nombreux défis pour lesquels elle doit apporter des réponses. Elle s’avère très certainement mieux placée plus riche et pertinente que les pouvoirs en place car elle n’est pas prise dans la logique de se maintenir au pouvoir.
Entre basculer vers la barbarie ou vers la civilisation et la démocratie, la société civile du Maghreb est en recherche pour construire la transition vers la démocratie. Il y a très certainement la nécessité de développer la démocratie participative avec toute la difficulté qu’elle pose aujourd’hui dans nos états, de porter des expressions politiques.
Il faut réfléchir à de nouvelles manières de prendre le pouvoir qui va au delà d’élections. Il est nécessaire d’inventer de nouvelles formes de relations avec les pouvoirs. Au delà de renforcer les liens entre les mouvements sociaux, il faut apprendre à travailler avec les partis politiques sans pour autant y perdre en terme d’indépendance. Il y aussi un terrain pour lequel nous devons nous engager qui est l’économie sociale et solidaire.
Il y a comme une contradiction à travailler à la désagrégation du pouvoir de l’Etat tout en renforçant des mécanismes de cohésion sociale qui lui font défaut. Nous sommes dans des contradictions pour faire avancer un nouveau modèle démocratique.