Alors que des élections [1] s’organisaient dernièrement au Rojava, dans le nord de la Syrie, la Turquie vient de lancer une opération terrestre et aérienne dans le canton d’Afrin. Le président turc Recep Tayyip Erdogan ne souhaite pas que les Kurdes du PYD, qualifiés de "terroristes" par la Turquie, contrôlent l’ensemble de la frontière entre la Turquie et la Syrie [2]. Ces mêmes Kurdes qui, hier encore, soutenus par la coalition internationale, faisaient reculer Daech. Aujourd’hui, l’ONU reste silencieuse [3] : elle n’a pas condamné l’offensive turque en Syrie, bien que le conseil de sécurité se soit réuni autour de ce sujet lundi 22 janvier. Ces attaques n’ont pourtant pas épargné les civils, victimes des bombardements et des tirs de l’artillerie turque.
Des éléments de contexte
Les Kurdes et le Rojava
Les Kurdes n’ont pas d’État indépendant : bien qu’en 1920 le Traité de Sèvres [4] leur promettait l’indépendance, le traité de Lausanne quelques années plus tard (1923) vint mettre fin au projet de création d’un État kurde. De fait, avec le démantèlement de l’Empire Ottoman, les Kurdes sont alors rattachés à la nationalité du pays dans lequel ils vivent : l’Iran, l’Irak, la Turquie ou la Syrie. C’est donc pour cela que l’on parle de « Kurdes de Turquie » ou encore de « Kurdistan Syrien ». Cette dernière appellation désigne le territoire où vivent les Kurdes en Syrie. Le Kurdistan syrien est également nommé Rojava, terme qui signifie ouest en kurde [5]. Mais depuis mars 2016, les Kurdes de Syrie, en accord avec les autres ethnies présentes dans la région (comme les Arabes ou les Assyriens, entre autres) ont fondé la « Fédération Démocratique de la Syrie du Nord ». La région est organisée, comme son nom l’indique, de manière fédérale : « les régions de l’auto-administration démocratique organisent et administrent elles-mêmes leurs affaires dans les domaines politique, social, économique, culturel, éducatif, de la santé, de la sécurité intérieure et de la défense ». [6]
La lutte des Kurdes face à Daech
En Syrie et en Irak, les Kurdes ont vite été confrontés au fléau de Daech : suite à la proclamation de son califat au début de l’été 2014, Daech s’empare de nombreux territoires. En juillet 2014, l’organisation terroriste lance une première offensive sur la ville de Kobanê, située au Rojava. Repoussé par les combattant.e.s kurdes, Daech relancera une seconde offensive en septembre 2014. La bataille durera cette fois près de cinq mois. La défaite est alors historique pour Daech, et Kobanê devient le symbole de la résistance kurde. Aujourd’hui, Afrin est en train de devenir le second symbole de leur résistance.
Dans cette bataille, les YPG et YPJ [7] ont été appuyés par d’autres forces armées : certaines factions de l’Armée syrienne libre, le PKK [8], les peşmergas [9] et la coalition internationale (frappes aériennes). Dirigée par les États-Unis, la coalition internationale a soutenu les Kurdes dans leur lutte contre Daech. Et pourtant, le PYD (Parti de l’Union Démocratique) est considéré comme "l’organisation-sœur" [10] du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), lui-même étant classifié comme organisation terroriste par l’Union Européenne, la Turquie et les États-Unis. Ce qui pose donc véritablement la question du positionnement de la coalition internationale, et notamment de la France vis-à-vis des Kurdes.
La mobilisation des femmes kurdes
Dans cette guerre contre Daech, les femmes ont pris part aux combats, au même titre que les hommes, que ce soit au sein des YPJ (unités non-mixte) ou des YPG (unités mixte). L’image de ces femmes combattantes a alors fait le tour du monde, médiatisant le combat des Kurdes et participant à leur popularisation. Mais cette mobilisation des femmes kurdes n’est pas récente. En effet, comme l’explique Dilar Dirik, activiste kurde et doctorante à l’Université de Cambridge, « cette mobilisation massive des femmes à Kobanê est l’héritage de longues décennies de résistance des femmes kurdes en tant que combattantes, prisonnières, politiciennes, dirigeantes du soulèvement populaire et manifestantes infatigables, ne voulant en aucun cas faire de compromis sur leurs droits. » [11]
Nursel Kilic, représentante en France du Mouvement international des femmes Kurdes, explique que « les années 1990 furent une période d’enrichissement idéologique et organisationnel pour les femmes Kurdes. Durant ces années, les femmes ont été les forces motrices des émeutes qui se déroulaient dans les métropoles kurdes en protestation contre les opérations militaires de l’État turc sur la population civile. » [12]
La construction d’une région démocratique
En Syrie, les gouvernements successifs ont régulièrement bafoué les droits des Kurdes. En effet, la langue kurde était interdite et l’assimilation forcée était couramment pratiquée. Lorsque Hafez el-Assad était au pouvoir, le gouvernement a mis en place « la stratégie du Tarib » [13] (aussi appelée « la ceinture arabe »). Cette stratégie consistait à « arabiser », à assimiler les territoires kurdes ainsi qu’à confisquer les terres fertiles où de nombreux kurdes vivaient des cultures agricoles.
Le gouvernement syrien a toujours été contre une quelconque indépendance ou autonomie du Kurdistan syrien. Mais, à partir de juillet 2012, alors que le conflit syrien prenait une ampleur considérable et au vu de la situation instable du pays, les Kurdes en ont profité pour prendre le contrôle des institutions des trois cantons du Rojava. Depuis, « ils ont plutôt conclu une entente tacite avec Bachar al-Assad, un pacte de non-agression en retour duquel le dictateur a retiré ses troupes du Rojava » [14].
Le confédéralisme démocratique
Au Rojava, à partir de 2012, un modèle a émergé : celui du confédéralisme démocratique, proposé par Abdullah Öcalan (leader du PKK, rappelons-le, emprisonné pour terrorisme depuis 1999) et inspiré par Murray Bookchin, essayiste américain.
"Les cantons disposent d’organisations politiques et administratives propres, désignées et organisées par les « maisons du peuple » (les assemblées populaires). Ils ont la gestion des écoles, de l’économie, du travail, de la redistribution des ressources et de la défense du canton. Les femmes s’organisent en commissions non-mixtes pour lutter contre le patriarcat et les jeunes s’organisent en associations." [15]
En outre, les cantons proposent un système pluri-religieux et multiculturel, avec le respect mutuel de chaque communauté et la prise en compte des minorités. Ainsi, plusieurs langues officielles sont maintenant reconnues au Rojava telles que le kurde, l’arabe, le syriaque, etc. Par ailleurs, la parité et la diversité ethnique dans les institutions politiques ont été décrétées.
Dans son ouvrage Le confédéralisme démocratique [16], Abdullah Öcalan explique que pour les Kurdes, mais aussi pour les autres peuples du Moyen-Orient, la création d’un État-nation n’est pas une solution durable. En effet, il part du principe que ce sont les États-nations, et de fait le nationalisme, qui sont à l’origine de nombreux problèmes du Moyen-Orient contemporain. Il propose ainsi un modèle à mettre en place dans les territoires kurdes, mais également pour l’ensemble du Moyen-Orient.
Abdullah Öcalan explique que l’État-nation se fonde principalement sur le nationalisme, sur la science positiviste (qui selon lui, nourrit l’idéologie nationaliste), sur le sexisme et sur la religion. Ainsi, si les Kurdes se battent pour se libérer, ce n’est pas pour ensuite « s’emprisonner » dans un État-nation : « Il serait illogique de s’enchaîner à nouveau. L’État-nation ne représente pas les intérêts du peuple ». Abdullah Öcalan propose alors un système « flexible, multiculturel, anti-monopoliste et fondé sur le consensus ». Il souligne aussi que l’écologie et le féminisme comptent parmi les piliers de celui-ci. Pour désigner le confédéralisme démocratique, Abdullah Öcalan propose le terme d’« administration politique non-étatique » ou de « démocratie sans État ».
Le contrat social de la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord
Un « contrat social de la fédération démocratique de la Syrie du Nord » a ainsi été établi, rédigé par « une assemblée de délégués (représentant plus d’une trentaine d’organisations civiles et politiques issues des communautés ethnico-linguistiques [des] trois régions) »
Voici quelques extraits des articles de ce contrat social :
- Article 2 : La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord est basée sur un système démocratique et écologique ainsi que sur la liberté de la femme.
– Article 3 : La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord tire sa légitimité de la libre volonté des peuples et des groupes à travers des élections libres et démocratiques.
– Article 9 : Le moyen de construire une société démocratique et écologique qui ne pille, ni ne détruit l’environnement est la vie démocratique, écologique et sociale.
– Article 10 : La coexistence de tous les peuples et de tous les groupes de la Syrie du Nord s’établit au sein d’une société démocratique, libre et juste en conformité avec les principes de la nation démocratique porteurs de fraternité.
– Article 11 : La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord est fondée sur le principe de l’appropriation collective de la terre, de l’eau et de l’énergie ; elle adopte les principes de l’économie sociale et de l’industrie écologique ; elle interdit l’exploitation, le monopole ainsi que la transformation de la femme en objet ; elle apporte une couverture sociale et de santé à tous les individus.
– Article 12 : La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord adopte un système de coprésidence mixte dans tous les champs, qu’ils soient sociaux, politiques, administratifs ou autres. Elle considère ce système comme un principe majeur de représentation égalitaire des genres. Le système de coprésidence mixte contribue à organiser et renforcer un système confédéral démocratique de femmes en tant qu’entité à part entière.
– Article 13 : La liberté et les droits des femmes ainsi que l’égalité entre les genres sont garantis dans la société.
– Article 17 : La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord respecte la déclaration internationale des droits de l’homme et toutes les chartes de droits de l’homme associées.
– Article 18 : Le droit à la vie est un droit fondamental garanti par ce Contrat ; la peine capitale est interdite.
– Article 19 : La dignité humaine est préservée et la torture physique ou psychologique est interdite ; ceux qui s’en rendent coupables seront punis.
– Article 20 : Les peuples, les groupes et les composantes de la société ont le droit de s’auto-organiser librement. L’oppression et l’assimilation culturelle, l’extermination et l’occupation sont considérées comme des crimes contre l’humanité ; la résistance contre ces pratiques est légitime.
Ces extraits du contrat social montrent que la société est pensée de manière démocratique, égalitaire, et écologique.
La jinéolojî
Le Contrat social présenté précédemment démontre à plusieurs reprises l’importance d’une société égalitaire entre les femmes et les hommes. Plusieurs articles y font référence, notamment l’article 2, qui souligne que ce nouveau système est basé, entre autres, sur la liberté des femmes. D’autre part, un « système de coprésidence mixte dans tous les champs, qu’ils soient sociaux, politiques, administratifs ou autres » [17] est appliqué. Ainsi, en ce qui concerne les mairies par exemple, un homme et une femme sont élus et sont co-maires tous les deux. Un système d’élections et de représentation inédit et entièrement paritaire.
Les femmes se sont également organisées entre elles. Dans chaque grande ville au Rojava il existe une « maison des femmes », nommée aussi « académie des femmes » : c’est un centre politique, mais aussi un centre de conseil, avec des séminaires, des cours, du soutien.
Au sein de ces académies est enseignée la jineolojî. Le mot « jin » en kurde signifie « la femme » ; la jineolojî c’est le « savoir » des femmes développé par les femmes kurdes à partir de leurs expériences vécues, et destiné aux femmes. Ainsi, elles souhaitent mettre en place une science « par les femmes » et « pour les femmes ». La jinéolojî a donc pour objectif de réécrire l’histoire de la femme selon une perspective féminine, afin de faire évoluer les mentalités et de se libérer du patriarcat.
Des élections démocratiques
Dans le cadre de ce nouveau système, des élections se sont organisées en septembre et en décembre dernier. En septembre, les habitants votaient dans un premier temps pour élire des représentants des communes « la commune est l’instance de base ». Ensuite, en décembre, les habitants ont voté pour les élections d’assemblées locales (« au niveau de la ville, du district et du canton » [18]). Enfin, le 19 janvier ont eu lieu les élections régionales. Plusieurs listes étaient représentées, et malgré la difficulté pour les observateurs étrangers de se rendre sur place, une surveillance des élections a quand même eu lieu, par « des observateurs américains, russes, français et une délégation du parlement kurde irakien, avec un représentant de l’ensemble des partis kurdes » [19]. Aucuns n’ont constaté d’irrégularités.
L’opération militaire turque
Ne manquant pas une occasion pour s’attaquer aux Kurdes de Syrie, le président turc avait à plusieurs reprises prévenu qu’il ne les laisserait pas s’établir au long de la frontière turco-syrienne. L’offensive « Rameau d’olivier » lancée par la Turquie a alors débuté le 20 janvier dernier, afin de « [...]rendre l’enclave d’Afrin à ses légitimes propriétaires » [20]. Donc l’armée turque a bombardé et a envoyé des chars et des soldats. Dans cette opération, la Turquie est appuyée par des rebelles de l’Armée syrienne libre. Elle a également reçu « le consentement de la Russie, maîtresse des airs dans la région » [21]. Ce double-jeu de la Russie et le silence de la coalition internationale livrent les Kurdes à leur propre sort, donnant l’impression qu’ils ont été utilisés comme des pions. Efficaces contre Daech, la coalition les soutenait. Mais ils se retrouvent aujourd’hui isolés ; d’autant plus que l’offensive sur Afrin n’est qu’une première étape pour le gouvernement turc, qui souhaite « nettoyer » toute la frontière.
Au sein même du pays, en Turquie, des personnes sont arrêtées pour motif de « propagande terroriste » pour avoir critiqué sur les réseaux sociaux l’offensive turque : « Responsables politiques, journalistes, écrivains et autres se retrouvent sous les fourches caudines du parquet pour leurs Tweet ou leurs commentaires sur Facebook » [22].
« Les Kurdes n’ont d’amis que les montagnes » - proverbe kurde
Avec cette offensive sur Afrin, Erdogan s’en prend non seulement aux Kurdes, mais également à toutes les autres ethnies portant le projet de fédération démocratique en Syrie. Ce nouveau système a probablement de quoi faire peur aux pouvoirs en place dans les régions et pays alentours, puisque rappelons-le, Öcalan proposait le confédéralisme démocratique comme une idéologie à mettre en place à l’échelle du Moyen-Orient. Le chef d’État turc emploie alors tous les moyens possibles afin d’éviter la formation d’une région autonome mise en place par ses ennemis kurdes du PYD. Prétextant qu’ils sont des terroristes (au même titre que Daech) la Turquie attaque Afrin depuis plus d’une semaine sans même qu’un pays ne l’arrête.
Aurions-nous peur de vexer notre allié stratégique, la Turquie ? Les pays membres de la coalition soutenaient pourtant les Kurdes dans leur lutte contre Daech. Alors doit-on aujourd’hui les abandonner et laisser la Turquie – rappelons-le, membre de l’OTAN – mener des opérations visant des civils ?
Une fois encore, les Kurdes se sentent délaissés.
N.B : article écrit le 26/01/2018 - Il ne tient pas compte des événements récents
#Rojava